Nobu Matsu

Nobu se pencha sur la petite bassine de cuivre emplie d’eau glacée, et ‘asperge le visage pour en retirer les traces de sang et de suie. Se redressant, il s’observa un instant dans le petit miroir ébréché fixé au mur. il était déjà plus présentable. Il en faudrait plus pour se débarrasser des cernes qui trahissaient son épuisement, mais il pouvait à présent aller au Palais Gris sans passer pour un assassin.
L’idée qu’il était bel et bien un assassin traversa son esprit, et il secoua la tête dans l’espoir idiot de chasser cette pensée. En vain. Il faudrait bien plus de temps pour s’habituer à ce souvenir.
D’ailleurs, il ne s’en souvenait pas si bien que ça. La Troisième Bataille avait été si chaotique qu’il n’en gardait que des images floues. Des images floues et sanglantes. Il se rappelait assez bien la mort d’Ichira, son frère aîné. Ichira avait brisé sa lame sur la carapace d’un démon particulièrement imposant, et s’était figé, fixant bêtement sa garde fendue, pendant quelques secondes. Il avait hurlé en disparaissant dans les mâchoires puissantes du monstre.
Nobu ne se sentait pas vraiment triste. Tout ça était encore trop récent. Dans quelques jours, probablement, le deuil viendrait. Probablement. Nobu n’était pas pressé.
C’était peu après la mort d’Ichira que Nobu avait compris que les Kedakais allaient une fois de plus se faire massacrer. Ce n’était une surprise pour personne. Le fiasco des deux premières batailles auraient du leur faire comprendre que les batailles rangées contre les démons n’étaient pas des bonnes idées. Mais les Kedakais… ont leur manière de faire les choses. Nobu avait beau être un kedakai, il ne partageait pas l’excitation de ses pairs à l’idée de mourir avec honneur dans un dernier carré héroïque, légendaire, et inutile.
De plus, ses talents d’arcanistes et une certaines adresse au sabre le rendaient – du moins le pensait-il – capable d’affronter encore un grand nombre d’adversaires avant de s’écrouler à son tour, et il s’estimait capable d’être un des derniers Kedakais à mourir. Ce qui ne lui plaisait qu’à moitié. L’idée d’avoir à assister au massacre barbare de ses rares amis avant de mourir le révulsait suffisamment pour lui faire regretter de savoir se battre.

« Si seulement je me battais comme un pied, je mourrai parmi les premiers, et tout ça serait terminé bien plus tôt », avait-il songé.

Ses pensées morbides avaient été interrompues rapidement. Jin l’avait appelé. Jin Kamiame. Jin le Grand. Jin le guerrier. Jin le Seigneur. Jin le Héros. Fils aîné des Kamiame, il était l’héritier du titre convoité de seigneur des Kedakais. Il était également l’idiot chevaleresque qui avait mené les armées des clans contre les démons, refusant chaque fois d’admettre la défaite.

Et, probablement pire que tout, il était le meilleur ami de Nobu.

Quand il avait entendu son nom, Nobu s’était retourné, et avait aperçu Jin bataillant comme un tigre contre une demi-douzaine de démons. Les deux gardes du corps qui l’accompagnaient au combat – ultime requête du père de Jin – gisaient, à terre. Nobu ne les connaissaient pas vraiment. Le plus grand des deux – Comment s’appelait-il déjà ? Ibe ? Iba ? Quelque chose dans ce goût là – était à peine reconnaissable. La moitié de son crâne avait été emporté par quelque chose qui ne devait pas avoir grand chose d’humain. Le second – celui-là, Nobu le connaissait mieux, il avait joué aux cartes avec lui la veille – était figé dans le mort, ses mains retenant encore ses entrailles.

Le cœur de Nobu avait mis mille ans à battre. Jin l’appelait à l’aide. Cette incarnation humaine de la fierté l’appelait, lui, Nobu l’arcaniste. Poussant son cri de guerre, Nobu avait fondu sur les démons. Tout en s’escrimant tant bien que mal pour garder les créatures à distance, il avait quasiment hurlé à Jin de sonner la retraite, que tout était perdu. Et cet idiot avait refusé.

« Un Kedakai ne fuit pas. », avait-il simplement haleté tandis qu’il tentait de reprendre son souffle.

Nobu n’était pas quelqu’un de calme. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, il avait toujours senti son cœur bouillir de rage. L’arrivée de cette saloperie de parasite n’avait rien arrangé. Mais il ne pensait pas s’être déjà autant énervé que ce jour là. Il se revoyait encore hurler, insulter le monde entier, pleurer, peut-être. Jin était un idiot, il ne comprenait rien, tout le monde allait mourir, la capitale allait tomber, les fils, les filles, les pères et les mères seraient dévorés. Et ce connard qui parlait d’honneur.
Nobu avait bien finit par comprendre que Jin ne se replierait jamais, et qu’il entraînerait dans son ultime sacrifice les derniers survivants de l’armée kedakai. Les deux dernières batailles, il avait finit par admettre qu’il fallait reculer. Cette fois, personne n’en sortirait vivant.
Nobu aimait vivre. Et il comptait bien se laisser une chance – et dans la mesure du possible, en laisser une aux autres Kedakais. Si les soldats se repliaient maintenant, et fortifiaient Ikada, ils pourraient tenir la capitale, et s’en sortir. Mais Jin ne les auraient pas laissé faire. Jin les auraient convaincu de rester et de mourir à ses côtés. Et il n’était pas question que ça arrive.

Nobu avait fait volte-face, et son sabre s’était enfoncé dans le dos de Jin. Un coup net. Le genre qui ne pardonne pas. Les yeux du Kamiame s’étaient écarquillés quand il avait compris qu’il allait mourir. Nobu n’y avait pas lut pas grand chose d’autres que de la surprise. Et de la douleur évidemment. Mais il aurait tout le temps de s’en vouloir pour ça plus tard. Jin avait toussé, et du sang avait jailli de sa bouche comme un crachat sinistre. Il avait tenté d’articuler quelque chose. Nobu n’eut pas envie de l’entendre. Il avait sortit le sabre du dos de son ami, et, d’un mouvement ample, l’avait décapité.. Ou du moins, avait essayé. Il n’avait pas mis assez de force dans la frappe, et la tête de Jin était resté accrochée à son corps par un morceau de chair à peur près intact. Son corps sans vie s’était effondré, et Nobu s’était forcé à détourner les yeux. Les démons étaient encore là. Et il y avait une retraite à organiser.

Aussi fort que sa voix le lui avait permis, il avait hurlé de battre en retraite, son ordre mille fois répété en écho le long des galeries souterraines.

Un Kedakai ne bat pas en retraite ?

Mon cul. Tout le monde était rentré à Ikada. Nobu avait sauvé un sacré paquet de monde, perdu une bataille, tué un ami, et laissé son honneur quelque part dans un recoin sombre des galeries du dessous. Une sacrée journée.

Maintenant que sa toilette était terminée, il était temps pour lui de se lancer dans la dernière épreuve de la journée. Se rendre au Palis Gris, demeure historique des Kamiame, et annoncer à Shinji que son fils était mort au combat. Puis, se tourner vers Hisayo, sœur cadette de Jin, et lui expliquer qu’il avait fait tout son possible pour sauver son frère, qu’il avait même failli perdre un œil en tentant de le rejoindre dans la mêlée – c’était à moitié vrai, le coup de griffe qui avait manqué son œil de quelques centimètres, il l’avait pris quelques instants après avoir tranché la gorge de Jin – et il pleurerait avec elle. Et le tout en essayant, un jour de plus, une heure de plus, de passer pour un ami, un serviteur dévoué, loyal de la famille. Ne surtout pas laisser comprendre à quel point il jalousait Jin. Et encore moi qu’il désirait Hisayo. Depuis longtemps. Cela attendrait.

Avec un soupir, il s’étira, puis attrapa son sabre qu’il noua autour de sa taille. Il était tant d’y aller.

Nobu sentit sa jambe droite ployer sous son propre poids, et il se raccrocha rapidement au mur pour éviter de s’effondrer. Putain de putain de putain. Un nouveau regard sur le miroir lui fit comprendre qu’il s’était surestimé. Il n’avait pas l’air si frais que ça. En fait, il avait l’air d’être un foutu cadavre. Mais après tout, n’était-ce pas ce que nous étions tous ? Des foutus cadavres en sursis.