La Fougue et le Savoir [Avec Liam -PNJ-]

 

      Une Hayaste rajeunie de quelques quatre années fixait d’un œil triste le sol inhospitalier de la cour. Son visage exprimait sa peine, ses yeux criaient l’espérance. Dans son malheur, son timbre annonçait sa volonté de jours meilleurs ainsi qu’un tempérament de fer. Mais pour l’instant elle ne soufflait mot. La première fois que Liam la vit, elle était assise sur un muret, les jambes pendant sans force dans le vide, et les épaules avachies. Elle était ramassée sur elle-même comme pour contenir la vigueur de son esprit jeune et blessé. Elle sortit nonchalamment un livre, dans lequel elle se plongea à contrecœur ; il ne semblait pas l’intéresser plus que de raison. Ou peut-être d’autres préoccupations gâtaient le plaisir de la lecture, comme le laissait augurer sa minutieuse observation des dalles de pierre qui exprimait bien souvent, et Liam l’avait expérimenté, un désarroi profond ou des pensées troublées.

Le jeune homme, alors âgé de dix-sept ans, s’approcha d’elle discrètement, d’une manière ou d’une autre captivé par la force qu’elle dégageait, cette force entachée par une anxiété bien réelle. Elle eût pu ne jamais croiser son regard, il eût pu ne jamais lui adresser la parole. Mais à sa propre surprise il en décida autrement. Son côté sociable et altruiste pris le dessus sur sa timidité aléatoire ; cette fille l’intriguait, de même qu’elle attirait les regards de beaucoup, sans jamais converser avec aucun de leurs propriétaires.

 « Qu’est-ce que tu lis ? demanda-t-il d’un ton peu assuré qui lui valut de ne pas tout de suite acquérir son intérêt.

-       Ça ne t’intéressera pas, répliqua-t-elle sans chaleur, ne prenant guère la peine de lever la tête.

-       Dans ce cas ton nom m’intéressera, répartit-il au tac au tac.

-       Hayaste.

-       Liam del Vendal.

-       A tes souhaits. »

Son agacement certain se traduisait par des intonations sèches et agressives. Mais Liam, clairvoyant et plus mature qu’elle ne l’était, vit au-delà de cet abrupt refus à la communication.
Il perçut son malaise et sa difficulté à le regarder dans les yeux. Il entendit les doutes derrière sa rudesse. Il capta les tremblements de ses mains qui pressaient trop fort l’objet qui concentrait soi-disant son attention.

Liam jugea pertinent de lui forcer la main, et ce fut là la seule condition à cette amitié longue et durable qui s’ensuivit. Il eut la malchance de remarquer sa présence, l’intrépidité de la traîner dans son sillage jusqu’à ce qu’elle se lève par elle-même et décide de marcher à côté de lui. Il sortit un bouquin de son propre sac et le posa sur la page qu’elle contemplait avec trop de minutie pour que son esprit ne comprenne les mots que ses yeux parcouraient.

 

« On se revoit demain, déclara-t-il sans appels. »

                * * *

Hayaste se rappelait cette rencontre alors qu’assise sur le lit de Liam elle lisait son journal intime. En toute impunité, pour sûr. Lire ses mots raviva en douceur la jeune fille faible et introvertie qu’elle fut une fois. Introvertie, elle l’était encore, mais par choix ; faible elle se targuait de ne plus l’être, et cela la réjouissait de toute évidence. Son orgueil grandit alors qu’elle prenait conscience de cette évolution, et elle se félicita de s’être forgée le caractère qui lui correspondait là où tant avait échoué, là où tout la contraignait à étouffer sa dévorante impétuosité. La Fougue qui sommeillait en elle s’était éveillée au contact de Liam, et elle se sentit redevable envers le seul qui s’était assez intéressé à elle pour lui dépeindre son propre portrait.

Hayaste se sentit plus semblable à ce qu’elle était vraiment, et un peu moins comparable à ce que son père souhaitait qu’elle fût.

Liam revint avec la bouteille d’eau qu’il avait pour mission de remplir à l’étage du dessous, et disposa les verres sur la table de chevet. Hayaste, dont le visage avait pris la teinte rouge écarlate, s’adossa au mur avec un air gêné, affalée qu’elle l’était sur le lit, à la manière d’une placide tétraplégique. Son regard, au contraire, semblait agité, fuyant, et jurait avec son attitude de jeune fille sage, calme, gentiment assise en attendant que son ami ne lui rapporte galamment de quoi se rafraîchir. Liam, comme la première fois qu’il l’avait rencontrée, perçut son malaise et ne se fit aucune illusion.

Liam - « Hayaste ? Qu’est-ce t’as fait ?

Hayaste - « Et qu’est-ce que j’aurais pu faire ? »

Son agressivité témoignait de sa culpabilité. Mais certes, qu’avait-elle pu bien faire dans un espace si restreint et si peu propice aux délits ? Qu’importe, puisqu’elle venait de prouver, en se défendant, qu’elle avait fait quelque chose de peu honorable ! Il la dévisagea longuement, mais elle ne flancha pas. Il finit par hausser les épaules par dépit. Il était bien évidemment curieux quant à ses méfaits, mais il la connaissait suffisamment pour savoir qu’elle ne cèderait pas immédiatement. Qu’elle fut à ce point honteuse indiquait qu’elle n’assumerait rien de ses actes, pour l’instant du moins. Il lui ferait cracher le morceau tôt ou tard, il n’en doutait guère. Pour l’heure, il avait un objectif plus urgent, et en un certain sens plus subtile. Lancer le film de la soirée!

A cet effet, il plaça donc le disque dans le vieux téléviseur, puis alluma ce dernier. Le son strident lui arracha bien un ou deux tympans au passage, mais l’appareil, malgré son grand bruit, ne parvint à lire le support. Il soupira, frotta le disque avec minutie et le replaça à son emplacement initial. Cette fois-ci une image apparut à la place de la tempête de points gris et blancs, en même temps que la musique d’introduction rugissait dans la pièce, couvrant largement le son strident qui leur parvenait précédemment. Il se jeta sur la télécommande pour baisser le volume, mais les piles semblaient hors d’usage. Il s’en occupa donc manuellement, jurant par tous ses ancêtres incapables d’inventer une technologie pertinente.

Hayaste - « T’as pas inventé grand-chose non plus ! le taquina-t-elle timidement, heureuse de l’opportunité qu’elle avait de changer de sujet. »

Liam - « Et vous donc, Mademoiselle Enedwaith ! »

Hayaste - « Je suis pas faite pour inventer des choses, se justifia-t-elle avec amertume. »

Liam - « Et pour quoi es-tu faite ? plaisanta-t-il. »

Hayaste - « Euh … Je … balbutia-t-elle, embarrassée. »

Liam - « Non oublie, je n’aurais pas dû dire ça. »


En son for intérieur, le jeune homme se maudit. Hayaste, silencieuse, regarda ses pieds, l’expression fermée. Ses doigts, dans sa poche, glissèrent sur la feuille de papier lisse qui s’y trouvait, comme une revanche personnelle à l’affront qu’il venait de lui porter. Liam la rejoignit après s’être assuré que le film s’était lancé, lui ébouriffa les cheveux avec bonhomie tout en lui adressant un sourire avenant.

Liam - « Allez fais pas la tête, chaton, pas besoin d’être ingénieur pour réussir sa vie. »

La jeune Altératrice savait combien c’était faux, mais elle préféra ne pas relancer le débat pour la énième fois, se contentant de repousser sa main avec humeur. Elle songea combien il aurait été aisé de financer les études des plus jeunes si elle-même avait été plus compatible avec le système éducatif. A défaut, elle vendait des produits peu louables au quartier des rêves, et ce travail en soi n’était pas une fierté.

Hayaste - « Pourquoi tu ne vends pas la drogue toi-même ? demanda-t-elle de but en blanc. »

La question fusa de nulle part, brisant l’atmosphère terrifiante du film d’horreur en cours de visionnage. Il était vrai, elle s’était chargée de vendre les produits pendant plus de deux ans, et c’est seulement maintenant qu’elle ne pouvait assurer ses fonctions qu’il avait pris le relai.
Pour ne pas changer ses habitudes, Liam répondit avec légèreté, désignant du menton sa jambe inutilisable.

Liam - «  Tu plaisantes ! Pas envie de me faire casser une jambe ! »

Hayaste - « Mais moi ça te dérange pas que je me prenne une raclée ? »

Liam - « Tu l’as un peu cherché … tempéra-t-il à mi-voix. »

Hayaste - « Et alors, ça n’explique pas pourquoi toi tu ne veux pas t’occuper du sale boulot. »

Liam - « Tu trouves que c’est un sale boulot pour l’argent que tu te fais ? C’est la première fois qu’il y a un réel incident il me semble ! »

Hayaste - « Arrête d’éviter la question ! »

Liam - « C’est délicat, Haya… »

Hayaste - « C’est délicat de ? Répondre à une question ? »

Liam - « Non, de répondre à cette question. »

Hayaste - « Ne réponds pas alors. »

Elle bouillonnait intérieurement, et une puissante frustration déferla en elle. Auparavant, elle n’avait guère pris conscience de la lueur d’intérêt dans les yeux des hommes (et parfois des femmes), notamment des plus intoxiqués, ceux qui ne savaient plus dissimuler une once d’émotion sur leur visage hébété. Mais de plus en plus, elle s’était mise à remarquer les comportements particulièrement aguicheurs, ou tout simplement des marques d’affection déplacées d’après elle.

Liam - « Tu sais déjà pourquoi c'est toi qui t'en charge. Tu es un monstre en société, mais étrangement tu plais aux gens. »

Hayaste - « Si tu crois que j’attire les clients, tu te trompes grave ! »

Liam - « Ah oui tu crois ? Tu ignores à quel point le charme profite à la vente fructueuse. »

Hayaste - « Alors tout n’est que façade ? Tu pourrais tout aussi bien me proposer comme fille de joie, s'il est si profitable d’être affriolante. »

Liam - « Haya, t’es éprouvante. Je ne te force pas à travailler, j’essaie de penser efficacité, et aussi de te soutenir, toi, et ta famille par extension. Tu le sais très bien, ne fais pas l’innocente abusée. Depuis que tu t’es faite déboitée par le Noble, tu es plus susceptible que jamais, tu te plains à longueur de journée, tu cherches les embrouilles, c’est vraiment péni … »

Hayaste - « Oui ça va, c'est bon… l’interrompit-elle dans sa tirade. J'avais juste envie de râler, faut que je remplisse mes quotas quotidiens... Et j’en ai marre de rien faire de mes journées. »

Sa voix s’était adoucie lorsqu’elle s’était rendue compte qu’elle faisait porter à Liam tous ses malheurs là où lui ne faisait que s’appliquer à les alléger. S’il y avait une fautive, c’était bien elle.

Liam - « Demain, on s’entraîne au combat, d’accord ? proposa-t-il avec sollicitude, après un silence gênant. Et la prochaine fois tu démonteras ton adversaire ! »

A sa pique, il ajouta un clin d’œil. Hayaste se permit un sourire ; l’idée lui plut. Mais de même qu’une femme en période de menstruations est toujours en quête d’un défaut de fonctionnement, elle crut malgré tout nécessaire de trouver la petite bête. Pourtant les dieux savaient combien la vision d’un entraînement fut alléchante à ses yeux. (En soi, sa blessure ne la dérangeait pas au point de ne plus pratiquer l’art du combat qu’elle adulait tant.)

Hayaste - « Ah oui, m’entraîner au combat avec une jambe en moins, c’est la bonne idée de celui qui se prétend intelligent ! »

Liam - « Au moins ça me laissera une chance de survie si on fait un duel. J’ose espérer que je recevrai moins de coups dans ces circonstances ! »

Elle sourit, acquiesça tandis qu’un sourire resplendissant apparaissait sur ses lèvres. Elle allait enfin faire de l’exercice, recouvrer sa fierté perdue dans la défaite, même si pour cela il fallait s’entraîner avec une personne aussi pacifiste que Liam. Satisfaite, elle se redressa, lui fit un signe de la main tout en s’exclamant :

Hayaste - « Je file, Liam, ma fratrie m’attend ! »

Liam - « Bah voyons… ! Et la fin du film alors ! »

Hayaste - « Il est nul ton film ! Il me fait tout juste frémir ! »

Hayaste avait déjà disparu dans la cage d’escalier, et descendait bien trop vite pour une handicapée de sa catégorie. Il passa la tête par l’embrasure de la porte pour la voir arriver sur le palier. Elle lui cachait quelque chose. Au dernier moment, il se rappela de sa honte passée.

Liam - « Hey Haya ! Qu’est-ce que tu as fait tout à l’heure pour que cela te fasse tant rougir ? »

Elle fit mine de ne pas l’avoir entendu et sortit dans la nuit. Liam, de sa fenêtre, l’observa s’éloigner, souriant à moitié et fronçant les sourcils en même temps, ce qui lui octroyait une expression comique qui n’appartenait qu’à lui lorsqu’il pensait à Hayaste. Il soupira alors qu’elle passait l’angle de la rue, jeta un coup d’œil à l’écran, où un arrêt sur image d’un monstre terriblement laid demeurait toujours. Il grimaça, éteignit le téléviseur avec nervosité. Bizarrement, la présence d’Hayaste le rassurait, lui, qui se prétendait son protecteur. Il pensa qu’elle avait le courage là où lui avait l’esprit. Par ailleurs, il est difficile d’être plus téméraire qu’Hayaste, se convainquit-il enfin.

Tout à coup, alors qu’il cogitait la multitude de pensées embrouillées qui se faufilaient sournoisement dans son cerveau, il lui prit l’envie d’écrire ; comme à chaque fois que ses idées surpassaient la place disponible dans son esprit, il sortit son journal de sous son matelas, et réalisa avec horreur qu’une page était manquante, arrachée à toute vitesse par une main criminelle envers son intimité. Il devina la coupable, et soupira à nouveau d’avoir pour amie une fille sans gênes. Entretenir une relation avec une bête pareille, c’était fournir un effort surhumain, être doté d’une patience exemplaire et accepter des inconvénients ennuyeux.