L'ambition d'un jeune père

"L'honneur...Il sonne bien, ce mot. Il est fort, significatif. Pour les Kedakai, il est bien plus qu'un simple mot : c'est une véritable doctrine. L'honneur, hein ? Je vais vous dire une chose, mes amis. J'ai beaucoup combattu. Souvent pour des hommes qui ne le méritaient pas, souvent auprès de soldats que j'aurais aimé voir morts. Pourtant je me suis tenu à leurs côtés, et j'ai dirigé ma lancer vers ceux qui les menaçaient. Pour l'honneur ? Que quelqu'un me demande si c'était pour l'honneur. L'honneur est surestimé de nos jours. Ce n'est pas pour lui que j'ai combattu ! Ni pour mes seigneurs. Je suivais leurs ordres et portait leur bannière, mais croyez-moi, ce n'est pas l'idée de les satisfaire qui permettait à mon bras de s'élancer. Alors pourquoi ? Pourquoi suis-je allé risquer ma vie, moi, un simple tailleur ? On m'avait pourtant donné le choix. Je devais me marier, je pouvais éviter cette bataille. Mais je ne voulais pas m'esquiver. Je voulais repousser les démons, je voulais les tuer. Au nom de quelque chose autrement plus important que l'honneur. Vous pensez que ce seul mot signifie réellement quelque chose pour moi ? Non. C'était un autre mot que j'avais en tête lorsque des crocs trempés d'un sang encore tiède luisaient tels des rasoirs. Un nom. Kiro. Kiro Haliziki, mes amis ! Le seul être qui mérite que je me laisse aller à la violence. Mon fils, messieurs ! Pour lui, je viderai nos galeries des démons, et j'exterminerai les monstres d'Ubhara ! Depuis que je suis en âge de ramper, on m'a expliqué que je vivais dans la honte d'un passé disgracieux. J'ai du m'accoutumer au sang versé, au sacrifice, à la dévotion et à l'humilité. Je ne suis qu'un Haliziki, et non pas un petit seigneur. Je ne suis que le cadet d'une famille qui ne connaît pas le prestige. Mais qui peut se targuer de connaître le prestige ? Nous nous sommes enterrés en prenant la fuite. Et à présent que nous remontons, la seule chose qui nous importe est de prendre tous les risques imaginables pour reconquérir notre prison. Les démons nous ont chassé, et ils ont eu raison de le faire ! Quel intérêt avons nous à préserver Ikada ? J'ai vécu dans un monde sombre...et je refuse l'idée que mon fils y vive également. Nous pouvons faire mieux que cela ! Nous pouvons reconquérir Ubhara ! L'honneur ? Soit, s'il est si important, allons le chercher ! Il se trouve à la surface, et pas dans ces grottes immondes !"

-Pour Kiro !

L'homme leva sa choppe bien haut puis la fit redescendre vers sa bouche grande ouverte, qu'il loupa de plusieurs centimètres. L'intégralité du liquide se déversa à même le sol tandis que l'ivrogne chutait de sa chaise, laissant ses cheveux s'imbiber d'alcool. Autour de lui, on lançait des regards circonspects. Natotome marmonnait depuis plusieurs minutes, si bas que personne n'avait compris le moindre mot de ce qu'il racontait, et le voilà maintenant qu'il tombait ivre mort. Les soirées finissaient souvent ainsi avec lui, malheureusement. Parmi le groupe, certains étaient des amis du cadet Haliziki. Ils s'empressèrent de le relever et lui passèrent allègrement la tête sous l'eau, jusqu'à qu'il reprenne un semblant de conscience et daigne obtempérer lorsqu'on lui sommait de rentrer chez lui. D'aucuns l'auraient volontiers raccompagné, mais il vivait au bout de la rue ; et quand bien même sa demeure se serait tenue à l'autre bout du pays, ses camarades de beuveries n'étaient pas nécessairement en un bien meilleur état que lui. Alors Natotome tituba seul jusqu'à sa porte, l'ouvrit en s'appuyant dessus de tout son poids, se traîna jusqu'à la couchette la plus proche, et enfonça allègrement son visage dans l'oreiller.

Le lendemain, peu avant le zénith, il s'étirait, installé sur la minuscule terrasse dont il disposait. Il faisait bon vivre à Hikari. La cité était emplie de soldats prêts à pousser plus loin encore leur exploration sous la houlette des Mashirama, mais au moins, ils étaient au grand air. Les Haliziki étaient un clan de moindre envergure, qui n'avait jamais ne serait-ce qu'effleuré les sphères du pouvoir. Toujours dans l'ombre, ils étaient tailleurs de génération en génération. Grâce à ses états de service en tant que recrue volontaire de l'armée d'Ikada et son travail, Natotome avait réussi à acquérir une habitation plus que confortable dans l'un des quartiers aisés de cette forteresse géante qu'ils appelaient cité. Lui, sa femme, ses frères, ses parents et ses neveux cousaient les pièces d'armures légères et les vêtements portés par les soldats. De fait, s'ils n'étaient pas particulièrement respectés, ils étaient riches. Bien plus que nombre d'autres clans pourtant plus importants. Et la richesse amenait ses quelques privilèges. Chez les Kedakai, on ne tordait pas le cou aux traditions à moins de pouvoir en payer le prix. Au sens littéral. Natotome Haliziki avait épousé Manao Haliziki, la fille de sou cousin germain Kishiro Haliziki. Les futurs époux n'avaient que deux années d'écart d'âge et, enfants, passaient leurs journées ensemble dès qu'ils le pouvaient. Ils devinrent plus qu'amis à leur adolescence, ce que Kishiro ne vit pas d'un bon œil. Il força Manao à épouser un homme de bonne famille, dont elle tomba enceinte. Mais l'homme en question, réserviste, tomba sous les coups de griffes acérés des chasseurs. C'est à cet instant, alors que Natotome fêtait ses vingt-cinq ans et que Manao avançait vers son vingt-huitième anniversaire, qu'ils se marièrent au grand dam de leur clan. L'enfant naquit et fut prénommé Kiro. Il n'était rejeton d'inceste et ne serait jamais considéré comme tel, mais Natotome se promit de tout de même le chérir comme s'il était son enfant. Il restait fidèle à ce serment depuis désormais quatre année, et ne le regrettait pas. Peu lui importait de n'être que le second mari ou un simple paternel de substitution ; il aimait sa famille.

Et c'était pour cela qu'il comptait la quitter. Le monde tel qu'il était en ce jour ne pouvait permettre à Kiro de s'épanouir. Quel avenir y aurait-il pour un simple enfant dans un monde où les monstres n'étaient pas uniquement destinés à faire cauchemarder ? Les solutions, Natotome ne les connaissait pas encore. Pour sûr, ils ne pouvaient pas simplement tenter d'exterminer la menace. Les Kedakais s'étaient bien rendu compte au cours des guerres contre les démons que répondre par la force les mènerait droit vers leur extinction, eux qui étaient probablement les derniers humains. La première étape consisterait à visiter Ubhara. Rien n'était certain pour l'heure, si ce n'était que les cartes du monde conservées depuis le cataclysme ne leur seraient d'aucune utilité tant ce dernier avait changé. Quoiqu'il en soit, il voulait en être, et était certain que ses compétences pourraient s'avérer utiles. Après tout, peu pouvaient se targuer de manier le Naginata aussi bien que lui. Les mains croisées derrière la nuque, Natotome lança un regard vers sa petite tribu. Manao tentait en vain d'enseigner les rudiments du tissage à son fils, inattentif au possible. Le jeune père soupira. Oui, il voulait partir pour les vastes régions inexplorées d'Ubhara. Mais quitter ceux-là ne serait pas si facile. Rien ne pressait...