«
Quand la nuit est tombée avec la force de la vague... »
On entendait une petite voix fluette s'élever du fin fond de la noirceur de la nuit. La légèreté de la mélodie portée par la petite voix tranchait avec le silence pesant qui régnait à cette heure dans le quartier rouge d'Ikada. Certes, une rumeur était perceptible en fond, car un tel lieu, où le danger était si omniprésent, n'était jamais vraiment silencieux ; mais les personnes résidant aux alentours de cet endroit, où ayant l'habitude de larguer leurs amarres par ici, affirmaient entendre régulièrement cet air célèbre porté par cette voix si peu commune.
«
Quand la mort s'est assise à notre droite... »
Car elle appartenait de toute évidence à une petite fille ; et que ferait une petite fille dehors, à une heure pareille, dans un lieu pareil ? Elle aurait déjà eu le temps d'avoir la gorge tranchée trois fois par quelques soulards depuis qu'elle avait commencé à chanter. Pourtant, elle faisait à ce point partie du décor que personne ne posait plus de question sur son identité. Parfois on se taisait, on l'écoutait, et à travers ces paroles on ressentait à nouveau la honte ancestrale qui pesait encore, même sur la population la plus misérable d'Ikada. On avait un sentiment lugubre de destiné funeste ; on avait l'impression que la voix était celle d'un ange mortuaire qui venait rappeler les fautes de votre peuple ; et lorsque la voix se taisait, elle raisonnait encore dans les crânes de ceux qui ne dormaient pas pendant une bonne partie de la nuit encore.
«
Lame contre lame, Sang contre Sang... »
La petite fille est là, assise par terre dans une ruelle sale. Elle est recroquevillée, la tête entre ses mains, et se balance doucement d’avant en arrière selon le rythme de l’air qu’elle ne cesse de chanter. Ce lent mouvement confère un air paisible à la scène, comme un éternel recommencement hors du temps, comme si rien n’avait d’importance en dehors de cette petite robe rouge d’où s’élève encore et encore les quelques paroles du chant Kedakai.
On ne la distingue que peu dans l’obscurité. Elle ne peut pas avoir beaucoup plus de douze ans. D’autres, à cet âge-là, sont déjà presque femmes –celle-ci a encore un visage parfaitement enfantin. Les yeux clos, les lèvres bougeant à peine, elle parvient presque à oublier la fraicheur de la nuit qui la fait frissonner et l’angoisse ambiante qui jamais ne s’éloigne réellement. Elle chantonne sans discontinuer, pour tenter de refouler la vague qu’elle sent monter en elle. Pourtant le combat est perdu d’avance, elle ne peut que retarder un peu la catastrophe imminente.
Mais l’angoisse est toujours là, et monte en elle, et est irrépressible. Elle la prend à la gorge comme une envie de pleurer, l’étouffe doucement dans une étreinte presque maternelle tant elle est familière. Narcissa a grandi avec cette angoisse toujours tapie derrière chaque sourire qu’elle offre au monde et qui ne s’endort jamais. A peine sommeille-t-elle un peu parfois, pour se réveiller avec plus d’éclat la fois d’après. Et plus elle monte, plus elle cherche à tuer chaque parcelle saine de la petite fille. Elle anesthésie peu à peu tous ses sens engourdis, provoquant une panique de plus en plus intense dans sa poitrine. Narcissa a l’impression que tout va bientôt prendre fin, et qu’il vaudrait mieux qu’il en soit ainsi. Elle a bien tenté de repousser la vague qu’elle sentait monter en elle, mais c’était déjà trop tard. La chansonnette ne servait plus à rien, si ce n’est à tenter d’apaiser cette frayeur insupportable qui, chaque fois, lui donne la sensation qu’elle n’est qu’à un pas de la mort –et parfois qu’il vaudrait mieux franchir ce pas que laisser cette sombre sensation lui ronger ainsi les entrailles.
Narcissa est perdue. Narcissa ne parvient presque plus à respirer et ses membres ne lui répondent déjà plus –l’effet de cette angoisse pire que tout. Puis c’est fini ; Narcissa n’est plus.
~
La chansonnette s’est tue. La nuit semble soudain bien plus silencieuse encore ; mais la vie suit son cours, et l’on ne va pas s’arrêter à de tels détails quand il faut songer à survivre à chaque instant.
Un homme marche dans les rues d’Ikada sans se soucier de savoir où il va. Parfois, il lève une main jusqu’à son crâne et se masse un instant la tempe, il a l’impression qu’on est en train de lui perforer l’intérieur de la tête tant il a mal. Il ferait n’importe quoi pour que ça s’arrête, ne prête plus guère attention aux alentours. Ce n’est pas dans ses habitudes d’être dehors à une telle heure ; mais il s’est disputé violemment avec sa compagne, et doit beaucoup d’argent à un de ses amis qui, soudainement, n’est plus si amical que cela ; alors il a tenté d’oublier ses soucis comme il pouvait. Une histoire parfaitement banale, en somme, et ne présentant pas la plus petite originalité.
«
Putain... »
Obligé de s’arrêter, impossible de continuer comme ça. Tant pis, il dormira peut-être ici, il s’en moque bien, de toute façon il lui semble difficile de descendre plus bas qu’il ne l’est déjà. Impossible de réfléchir de manière claire, de toute façon. Il ne sait même pas exactement ce qu’il a consommé, il a simplement beaucoup trop mal au crâne pour réfléchir. Une goutte de sueur perle sur son front. Il s’affaisse alors sur le sol sans voir un petit chiffon rouge approché ; une robe froissée, portée par une petite fille qui ne sait pas qu’elle en est une.
C’est vrai que cette petite bouille a un air bien androgyne, tout à coup ; ces cheveux roux en bataille sur sa tête ne sont pas vraiment ceux d’une fille. C’est Tom. Tom ne sait pas très bien ce qu’il veut ni ce qu’il fait, il sait juste qu’il ne sait pas maitriser ses pulsions. Alors quand Tom voit l’homme endormi, il ne peut s’empêcher de rire un peu. Ce n’est pas de sa faute, et de toute façon Tom ne sait pas ce qui est bien et ce qui est mal. Alors il s’approche, et doucement, comme un jeu, attrape de ses petites mains le cou de l’homme qui n’a pas le temps de comprendre ce qui lui arrive. Puis il serre, en le regardant d’un air dément. La vigueur de ces petits bras est surprenante ; l’homme retombe bientôt sur le pavé, mort.
Tom relâche un à un ses doigts. L’empreinte reste inscrite dans la chair de ce cou blanc. Il considère ses mains avec un grand sourire, le sourire béat d’un petit enfant content. Plus aucune trace dans ce visage de Narcissa, Tom a neuf ans et tous les hommes sont ses ennemis. Leur unique point commun est l’épaisse tignasse rousse qui danse sur leur crâne.
Un chiffon rouge s’enfuit en courant dans la nuit.
~
Le soleil est haut dans le ciel quand Narcissa se réveille avec un coup de pied dans le ventre.
«
T’es au milieu gamine, dégage de là ! »
Pas même de la méchanceté dans cette voix, il fallait simplement lui signifier de dégager de là pour qu’elle évite de se prendre d’autres coups.
La gamine en question, déboussolée, se redressa. Il lui fallut un instant pour identifier dans quelle partie de la ville elle avait atterri cette fois-là. Comme d’habitude, elle n’avait aucun souvenir de la façon dont elle était arrivée là.
Elle roula sur le côté pour se mettre à l’abri du passage déjà intense, et se redressa péniblement. Puis, elle se recomposa un beau sourire rayonnant et partit d’un pas qui paraissait léger aux yeux de tous en direction de sa maison, où son père ronflait certainement et où sa mère devait, comme d’habitude, se ronger vaguement les sangs en se demandant où était passée sa fille –sans toutefois avoir le temps de s’interroger plus avant.
Elle marcherait un bon moment ; tant pis. L’angoisse est toujours là, au fond d’elle, grinçante. Elle somnole jusqu’à la prochaine fois.
Accueil
Sujet: Une robe rouge 
Jeu 26 Juin - 12:32
